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— Debout ! Nous partons.
La voix d’Aneurin. Azilis cligna des yeux, émergea avec peine d’un sommeil profond. Une lumière blanche filtrait à travers une charpente délabrée, un cheval renâcla non loin, et elle sentit sous elle le sol dur et froid. Elle s’assit en grimaçant :
— Mauvais lit ! Je me plaindrai au tenancier !
Sa plaisanterie ne fit pas rire son cousin mais elle ne s’en soucia pas.
— J’ai faim. Est-ce qu’il reste du pain ?
— Ici, domna. Et voici du fromage.
Kian les avait rejoints. Tous trois déjeunèrent en silence. Elle jetait des regards furtifs à Aneurin qui mastiquait d’un air morne, la mine d’autant plus sévère qu’une barbe de deux jours assombrissait son visage. N’y tenant plus, elle s’exclama :
— Tu vas faire cette tête pendant tout le voyage ? Ou es-tu seulement du genre à ne pas décrocher un sourire avant midi ?
Il se figea avant de tourner vers elle des yeux brillants de colère. Elle se recroquevilla intérieurement, mais il était trop tard pour rattraper ses paroles.
— Je n’ai jamais rencontré personne d’aussi insupportable, d’aussi… irresponsable ! Tu voudrais me voir sourire et plaisanter alors que tu me mets, que tu nous mets dans une situation intenable ! Quand comprendras-tu que tu risques de faire échouer le projet pour lequel je vis depuis des années ?
Elle le brava :
— Je te donne aussi des chevaux, de l’argent, un guerrier ! Que te faut-il de plus pour accepter de m’aider ? Faut-il que je te supplie davantage ? Veux-tu que je me traîne à tes pieds ? Tu ne m’aimes pas assez pour avoir pitié de moi ?
Elle vit sa colère tomber brutalement, la tristesse voiler son regard. Il soupira puis saisit sa main dans la sienne.
— Tu ne comprends pas, petite cousine. C’est parce que je t’aime que je ne veux pas risquer ta vie. Et bien que tu te sois enfuie de ton propre chef, on m’accusera de t’avoir enlevée, d’avoir volé cet argent et ces chevaux. Je deviendrai un ravisseur, un criminel.
Elle s’écria :
— Marcus ne nous fera pas poursuivre ! Il sera trop content d’être débarrassé de ma présence !
— Et fort humilié d’avoir déçu son grand ami Lucius, coupa Aneurin.
Azilis ne releva pas.
— Il ne va pas lancer tous ses gardes à nos trousses pour trois chevaux de moins, fit-elle avec un haussement d’épaules. Quant à Kian, il est à moi lui aussi, Marcus n’a aucun droit sur lui.
Elle vit Aneurin jeter un regard en coin à l’esclave qui écoutait en silence. Elle fut soudain gênée de l’avoir ainsi assimilé à leurs montures, mais c’était la réalité.
— Je connais Marcus moins que toi, petite cousine, pourtant il ne me paraît pas homme à se laisser déposséder facilement, et je crois, moi, qu’il te fera rechercher. Ne serait-ce que pour réparer l’humiliation. Alors, ne traînons pas davantage. Le mieux à faire, c’est de mettre le Mare Britannicum entre lui et nous.
Azilis se leva, légère et vibrante d’énergie. Il l’acceptait, il l’emmenait, il l’aimait ! Il l’avait dit, c’étaient ses propres mots. « C’est parce que je t’aime… » Elle n’avait besoin de rien d’autre.
* * *
Ils lancèrent leurs chevaux sur la voie de Condate. Des brumes s’attardaient encore au fond de la vallée où la rivière Visnonia[35] coulait comme une veine d’argent sous le soleil. À l’ouest, des collines s’envolaient vers un ciel éblouissant. Une buse solitaire tournoyait au-dessus de la forêt. Ils allaient au trot, Aneurin en tête. Il portait sur une épaule sa courte harpe de bois sombre. Soudain il se mit à chanter.
C’était un chant guerrier, très rythmé. L’une de ces mélodies sauvages qui exaltaient le courage des combattants et les incitaient à se battre avec une fougue décuplée. Azilis se laissa emporter par le tempo rapide et puissant. Combien de temps chanta-t-il ainsi ? Assez longtemps pour que le voyage parût facile et que le soleil atteignît son zénith sans qu’ils aient vu les heures passer. Quand Aneurin proposa une halte, la jeune fille se sentait à peine fatiguée. Ils quittèrent la voie pour s’arrêter dans une clairière parsemée de marguerites, percée d’une rivière bordée de roseaux et de saules. Ormé se jeta dans l’eau le premier, suivi d’Azilis qui but et se rafraîchit avidement. Elle s’aspergea d’eau fraîche puis éclaboussa ses compagnons sous prétexte d’effacer fatigue et poussière. Ensuite elle se retira derrière un grand saule pour se changer, abandonnant les deux hommes en tête-à-tête.
Aneurin s’accroupit sous un arbre, les coudes sur les genoux et le menton posé sur une main. Des mèches de cheveux trempés se collaient sur son front et ses joues, il souriait. Ce sourire éclatant révéla à Kian la ressemblance entre les deux cousins.
— Depuis combien de temps sers-tu mon indomptable cousine ?
— Trois ans.
— Je suppose qu’elle te rend la vie impossible.
— Non.
— Non ?
Kian cilla puis admit avec un demi-sourire :
— Parfois.
— Parfois, oui…
Kian, malgré lui, ne pouvait détacher les yeux de ce sourire charmeur, de l’intensité noire de ce regard. Le jeune homme paraissait si différent du barde fou qu’il avait découvert la veille ! Il n’avait jamais vu un tel pouvoir de séduction chez un homme et se demanda si cela aussi, ce n’était pas de la magie. Pourtant il ne ressentait aucun malaise car, et c’était le plus étonnant, une immense douceur émanait maintenant d’Aneurin, une douceur mélancolique et apaisante. Celui-ci reprit avec sérieux :
— Azilis ne se rend pas compte des dangers qu’elle court en me suivant en Bretagne. En même temps, je comprends ce qu’elle risque en restant ici. C’était peut-être lâche de l’abandonner ainsi.
Il soupira et ajouta :
— Je ne suis pas certain de pouvoir m’occuper d’elle. Si j’en étais incapable, tu le ferais pour moi, n’est-ce pas ?
— Je suis ici pour ça.
— Je sais. Et ça me rassure de t’avoir à mes côtés. Pour elle, bien sûr. Tu comprends ?
Kian acquiesça d’un signe de tête. Aneurin éclata de rire.
— On ne peut pas t’accuser d’être bavard !
L’ombre d’un sourire apparut sur le visage de Kian.
— Ce n’est pas un défaut dont mes maîtres se sont plaints.
— Et je ne m’en plaindrai pas non plus, j’ai horreur des moulins à paroles. Peut-être, ajouta-t-il à mi-voix, parce que j’en suis parfois un !
Son regard s’était obscurci. Puis son visage s’éclaira à nouveau.
— Ah ! La petite cousine revient.
Kian, si réservé, s’étonnait intérieurement de ces traits si mobiles, de cette expressivité qui passait sans crier gare d’un extrême à l’autre.
Azilis les rejoignait, ses vêtements mouillés et ses sandales à la main. Aneurin lui lança allègrement :
— On dirait que ce bain t’a rendu ton énergie.
Elle acquiesça, s’agenouillant pour lacer une sandale :
— Rien de meilleur…
— … pour se mettre en forme avant une course !
Aneurin avait attrapé la deuxième sandale et s’enfuyait, criant par-dessus son épaule :
— Parce que tu croyais que je ne me vengerais pas, après que tu m’as trempé des pieds à la tête ?
Elle se lança à sa poursuite, riant et l’invectivant. Aneurin la laissait s’approcher, espérer la victoire puis s’esquivait d’un bond et relançait la course. Ormé jappait, bondissait, s’accroupissait dans l’herbe haute avant de repartir en traçant de grands cercles autour d’eux. Kian les contemplait, immobile, près du saule. Il n’avait jamais vu à la jeune fille ce visage heureux et insouciant. Aneurin avait réussi ce miracle. Et Kian en ressentait une joie teintée de jalousie.
— À moi, Kian ! Vite !
Azilis avait réussi à s’accrocher à la tunique d’Aneurin qui levait le bras assez haut pour l’empêcher d’attraper la sandale. Ormé aboyait, aplati au sol devant eux. Aneurin lança la sandale à Kian qui la saisit d’un geste réflexe. Puis il resta indécis, ses yeux passant de la sandale à Azilis. Elle courait maintenant vers lui en criant :
— Allez, donne-la-moi, vite !
Aneurin riait aux éclats. À son tour il saisit Azilis par la tunique.
— Non, ne la lui donne pas, Kian ! Cours ! Mais cours donc !
Il y eut un instant de flottement, deux ou trois battements de cœur. Le temps qu’Azilis arrive jusqu’à Kian, toujours immobile, toujours hésitant au seuil d’une expérience inconnue. Elle tendait déjà la main vers la sandale.
Aneurin cria :
— Sauve-toi, Kian !
Une lueur s’alluma dans l’œil de l’esclave, un sourire étira enfin ses lèvres. Il recula d’un bond à l’arrivée d’Azilis et s’enfuit. Le ciel ne lui avait jamais paru aussi bleu.
* * *
Azilis s’affala dans l’herbe en grognant.
— Vous m’avez fait courir comme un lièvre ! J’ai faim. Il reste à manger ?
Kian s’allongea près d’elle, examina le contenu du sac :
— Jambon, noix… Presque rien.
— Nous serons à Condate bien avant la nuit, déclara Aneurin. Nous y achèterons des vivres.
Ils partagèrent le peu de nourriture puis demeurèrent étendus au soleil, bercés par le murmure de l’eau et les bourdonnements d’insectes. Un merle variait ses trilles depuis la branche d’un aulne. Azilis ferma les paupières, la joue posée contre le flanc tiède de son chien. Depuis combien d’années ne s’était-elle pas sentie heureuse à ce point ?
— Je suppose qu’une sieste est hors de question, murmura-t-elle.
— Tout à fait hors de question, répondit Aneurin en étouffant un bâillement.
Il resta longtemps silencieux et elle pensa, dans un demi-sommeil, qu’il s’était endormi. Elle entrouvrit les paupières. Allongé à sa gauche, Kian regardait le ciel, la tête sur ses bras repliés. À sa droite, agenouillé près d’elle, Aneurin l’observait, une expression soucieuse sur le visage. Dès qu’il la vit ouvrir les yeux, l’expression s’effaça.
— Allez, petite cousine paresseuse, debout !
Il arracha une marguerite et lui chatouilla la joue avec la fleur. Elle roula sur le côté en riant. Ormé s’assit avec un grognement.
— Sage, Ormé ! Tu vois bien que nous jouons !
— Ce n’est pas ce qui l’inquiète, marmonna Aneurin.
Il se leva d’un bond, aussitôt imité de Kian. « Inutile de s’alarmer, se dit-elle très vite, entendant un galop lointain. Des voyageurs pressés, sûrement. »
Elle se redressa sur les coudes, le cœur battant.
Aneurin courut aux chevaux et sortit Kaledvour de son fourreau. Kian tira son épée et saisit le bouclier accroché à la selle d’Orion. Azilis tendit l’oreille : il y avait plusieurs montures.